Si l’on ne peut pas me cerner -même d’un judas- c’est normal. J’ai beau
vouloir changer mes yeux, je ne change que mon regard et cela un peu plus tous
les jours. Je me suis acheté plusieurs paires de lunettes. Des gros verres, des
petits verres, des montures noires, des montures multicolores, rayées,
ondulées, ovales, carrées et rondes. Parfois j’en mets plusieurs le même jour,
lorsque je prévois la péripétie. Les carrées monochromes, c’est pour le travail
– j’ai toujours trouvé que cela faisait secrétaire – ou les rondes par exemple,
c’est quand je ne me sens plus – je ne sais pourquoi. Les humeurs s’ajoutent et
évidement je me retrouve avec un nez à montures exaltant. Quoiqu’il en soit,
l’autre ne peut plus me voir. Une fois, une fille m’a dit que c’est pour mieux
pleurer, qu’avec tous ces verres les yeux sont naturellement flous. Elle
raison, je cache les larmes.
Le monde tourne mon dos je supporte l’autre et ses misères jusqu’à me
plaquer les mains sur les yeux. Je ne vois pas, tu ne me vois plus.
L’autre est assez étrange, il me regarde de si près que je me retrouve nue
comme un ver. Et puis mes verres ne me permettent pas de rendre ce regard,
alors je plie mes jambes et mes bras et mon dos et mes yeux dans un coin de la
pièce.
- Tu n’es qu’une
enfant !
- Oui, je ne veux
pas grandir voir le temps s’écouler trop vite et la sensation d’une aiguille
qui avance qui bat et qui frappe le coup et ma nuque. Mes yeux devenir gris de
la vie sans jamais s’émerveiller. Quand tu marches dans la rue et tu souris,
l’autre te répond étrange cette fille mais si tu passes comme une inconnue sans
visage un air grave tu n’offenses personne parce que c’est ainsi que l’homme se
consomme. Seul.
Si tu ne peux pas me cerner –même du haut de ton judas- c’est normal. Il
n’y a que cette pièce blanche avec ses murs blancs, sans fenêtre, qu’une porte
scellée et une ampoule qui pend à ses deux fils. Une fissure dans le plafond.
Une brèche qui s’étire jusqu’au centre de la pièce comme si quelqu’un avait
trop secoué la boîte de plâtre dans laquelle je me trouve. Il n’a pas été malin
ce géant, maintenant entrouverte, mes rêves s’échappent en fumées. En fait,
Warckerle avait du prendre ma chambre pour du sucre entre son pouce et son
index, mais sentant le petit dé fléchir entre ses énormes doigts, il s’est
rapproché du trou. Je sentais ses cils balayer mes murs. Il me demanda si je
pleurais.
Wackerle n’était pas un géant de la nature, les quasi-chauves avec une
longue tresse ou ceux à gavroche, d’ailleurs il n’appréciait pas ces autres, il
était quelqu’un de civilisé lui, avec un haut-de-forme.
- Tu sais,
l’homme est enfant, grandit, puis vieillit et redevient enfant. C’est
inévitable.
- Si le plus
vieux et le plus sage des hommes n’est qu’un enfant, alors vieillir est
inutile. Je ne veux pas avoir de si grandes oreilles pour ne pas entendre.
Wackerle, toi qui es si grand, tu ne veux pas être petit ?
Mais les géants
ne remettent jamais en question leur taille, ils disent qu’il y a toujours
d’autres grands qui les trouvent petits, ce n’est qu’une question d’échelle.
Ils dominent la terre, mais le ciel les dépassera toujours.
Moi qui suis si insignifiante, le plus petit grain de sable du mandala,
j’observe mes murs et leurs tournures quotidiennes grâce à mes lunettes.
Lorsque j’y vois le ciel, je me souviens de ma naissance. A l’âge de neuf mois,
je savais déjà où lancer mon regard car je me retournai pour regarder le ciel
et les étoiles. Wackerle me dit que j’avais beaucoup de courage d’affronter le
plus grand des grands d’un regard alors que j’étais minime. J’ai dû lui
sourire.
Tu sais, si tu ne peux me cerner –même de ce judas- c’est normal. Je tourne
tellement en rond que tu me redécouvres à chaque regard et moi aussi. Une
mioche de sept ans m’a dit que je suis une poupée, une autre –un peu plus
vieille- m’a dit que je suis mince. Je n’aime pas les enfants, ils ne savent
pas ce qu’ils disent. C’est peut être pour ça que j’écris, parce que je ne sais
parler et quoi dire ?